Des discussions sont en cours depuis quelques mois entre l’administration américaine, la monarchie saoudienne et les Palestiniens afin de dessiner les contours d’un accord avec Israël, en écho aux accords d’Abraham signés en 2020 sous l’égide des États-Unis, entre plusieurs pays arabes et l’État hébreu. Cette perspective peut-elle remettre en question la détente entre Riyad et Téhéran ? Décryptage avec Karim Sader.
En pleine détente avec l’Iran, l’Arabie saoudite participe à des pourparlers avec l’administration américaine sur un accord visant à établir des relations diplomatiques avec Israël.
Selon un article publié mercredi 6 septembre par le Financial Times, des responsables américains et palestiniens se sont rendus à Riyad pour discuter cette possibilité en échange de concessions israéliennes aux Palestiniens et de garanties de sécurité américaines pour la pétromonarchie.
L’issue de ces pourparlers, en cours depuis juin, reste incertaine. Les négociations font face à divers obstacles, notamment en raison des incertitudes concernant la volonté du gouvernement israélien d’extrême droite de faire des concessions aux Palestiniens et des exigences du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane (MBS), de retour sur la scène internationale après sa mise en quarantaine à la suite de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, en 2018.
Pour mesurer les chances de voir un tel accord aboutir et comprendre ce qu’il adviendrait de la détente entre Saoudiens et Iraniens, France 24 a interrogé Karim Sader, politologue et consultant spécialiste des pays du Golfe.
L’Arabie saoudite participe à des discussions avec l’administration américaine, en coulisses, sur un accord visant à établir des relations diplomatiques avec Israël. Ce jeu d’équilibriste de Riyad ne risque-t-il pas de remettre en cause la récente détente avec son rival régional iranien, ennemi déclaré de l’État hébreu ?
Karim Sader : Je ne le pense pas. Car pour l’instant, Saoudiens et Israéliens sont encore loin de parvenir à un accord. Et puis cette détente est précieuse pour l’Iran qui cherche à sortir de son isolement diplomatique, au moment où les groupes armés qui lui sont affiliés sont en difficulté, que ce soit le Hezbollah chiite, très isolé politiquement au Liban, ou les rebelles houthis, qui cherchent une sortie de crise au Yémen. Téhéran veut également obtenir une reconnaissance de son rôle régional par le biais d’une entente avec Riyad. De son côté, avec ce jeu d’équilibriste, MBS, un prince héritier qui prépare son intronisation, cherche à instaurer une espèce de grande entente, de paix et de stabilité régionales, pour créer un environnement économique favorable. Il veut être l’instigateur de ce climat-là. Il ambitionne de mettre un terme aux conflits et aux clivages traditionnels qui ont façonné la région. Y parviendra-t-il réellement ? C’est une autre question. Toujours est-il que la simple évocation d’un possible accord avec Israël sert son agenda personnel. Considéré comme un paria après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le voici courtisé de toutes parts, notamment par Washington. Pas seulement pour signer un accord avec Israël, mais aussi pour sa capacité à influer sur les cours du pétrole et à parler avec plusieurs acteurs alors que le monde est en pleine reconfiguration géopolitique.
Toutefois, ce jeu d’équilibriste pourrait un jour l’obliger à choisir entre la signature d’un accord avec Israël ou la préservation d’un climat de détente avec l’Iran. Quelle serait alors la priorité stratégique de l’Arabie saoudite ?
Même s’il reste des dossiers de fond à régler, le rapprochement avec l’Iran, s’il se confirme, est bénéfique et très important pour Riyad. Parce que jusqu’ici, la République islamique chiite a montré que, dans une logique de confrontation ou de crise, c’est toujours elle qui prend le dessus sur la pétromonarchie sunnite. Téhéran dispose, par l’intermédiaire de ses groupes affiliés dans la région, d’une capacité de nuisance qu’elle a su créer et installer au fil des années au détriment des Saoudiens. Face à l’Iran, ces derniers ont perdu indirectement sur le terrain syrien, sur le terrain libanais et sur le terrain yéménite. Donc finalement, le jeu de la conciliation et de la diplomatie prôné par MBS est le seul où Riyad a quelque chose à gagner. L’Iran sera moins dominateur dans une région stabilisée et économiquement prospère que dans une région clivée. D’autant plus que la détente mettrait en sourdine un clivage sunnite-chiite qui empoisonne les relations au Moyen-Orient depuis des décennies et qui surtout, jusqu’à présent, profitait toujours aux puissances non arabes, c’est à dire Israël, la Turquie et… l’Iran.
Finalement, ce sont les Américains qui sont le plus pressés de voir les Israéliens et les Saoudiens se serrer la main alors que la fin du mandat de Joe Biden approche. Comme tout président américain qui veut assurer sa réélection, il veut frapper un grand coup diplomatique. Les stratèges démocrates, qui veulent gommer l’héritage de Donald Trump qui a arraché les accords d’Abraham, pressent autant que possible les Saoudiens. Mais le rythme de l’agenda est différent pour les uns et les autres et il semble que MBS, qui doit aussi attendre que son père lui lègue le pouvoir, ne soit pas du tout pressé de signer.
Pourquoi ? Quels sont les obstacles à la signature d’un accord avec Israël ?
MBS souhaite la paix avec Israël, mais il ne semble pas pressé de signer avec le gouvernement le plus à droite de l’histoire de l’État hébreu, qui lui-même serait peu enclin à faire des concessions. Surtout, le prince héritier saoudien ne souhaitera pas signer sans que des gages et des garanties ne soient accordées à tout le monde, à commencer par les Palestiniens. L’administration Biden a bien compris que pour obtenir le paraphe de l’Arabie saoudite, il faudra rendre le texte acceptable pour eux. D’où les pourparlers qui ont réuni Américains, Palestiniens et Saoudiens. Mais on sait d’ores et déjà, parce que des discussions ont déjà eu lieu, que certaines demandes palestiniennes ont été rejetées, à savoir la reconnaissance d’un État palestinien par l’ONU. La mise sur la touche de la Jordanie, qui n’a pas été invitée à participer aux négociations en cours, rend un peu difficile la concrétisation de ce « méga accord » comme ils l’appellent. De plus, en regardant de près les accords d’Abraham, MBS a pu constater, trois ans après, que les pays signataires n’ont enregistré que des bénéfices limités. Donc rien ne presse pour l’Arabie Saoudite, un grand pays démographiquement et le gardien des lieux saints de l’islam, qui ne peut pas facilement digérer un rapprochement avec un État considéré comme ennemi depuis des décennies. La symbolique est beaucoup plus forte que pour ses voisins qui ont franchi le pas. Donc, en attendant, le prince héritier saoudien donne des gages, négocie, accepte les discussions et fait monter les enchères pour gagner du temps, mais signer l’accord est une autre affaire.